Comment Marine Le Pen fait le jeu d'Abou Dhabi grâce à un député égyptien?

jeudi, 24 mai 2018 20:50

MLP EGYPTEMardi 22 mai, Marine Le Pen a déroulé le tapis rouge à un obscur député égyptien. Derrière la volonté de dénoncer « l’islamisme radical », la main d’Abou Dhabi dont l’alliance avec le FN s’accélère.

Il s’appelle Abderrahim Ali et il commence à faire parler de lui dans les élites parisiennes. Mais si beaucoup restent méfiants et distants envers un homme dont la fidélité au régime putschiste du Caire ne fait aucun doute, sa présence mardi 22 mai dans un salon de l’Assemblée nationale reflète au grand jour la tentative des Emirats arabes unis d’en faire un agent d’influence auprès de l’opinion française. Quitte parfois à nouer des alliances plus que douteuses.

Pour saisir cette stratégie de lobbying politique, il faut revenir au CV du personnage ainsi qu’aux liens de plus en plus assumés entre le parti d’extrême-droite et la riche fédération du Golfe. Député égyptien élu au cours du simulacre d’élections tenues en octobre 2015, Abderrahim Ali a l’habitude de se présenter comme « journaliste ». Mais un simple coup d’œil sur son passé militant et la teneur des statuts postés sur sa page Facebook suffit à se rendre compte qu’il est plus un agent zélé de la junte militaire du Caire qu’un journaliste soucieux de l’équilibre de ses papiers.

Une officine obscure 

En septembre dernier, l’homme fonde le CEMO (Centre d’études sur le Moyen-Orient) qu’il présente comme un think tank supposé traiter de manière objective des défis du Moyen-Orient par le biais de colloques et publications. Mais là encore, tout porte à croire que cette structure est en réalité une véritable officine destinée à vendre aux élites parisiennes la politique égypto-émirienne avec un budget qui semble bien garni. .

Car au cours de la demi-douzaine de tables rondes qu’il a organisées ces derniers mois, force est de constater que toutes tournaient autour de la dangerosité de la pensée des Frères musulmans ou de la duplicité supposée de l’Etat du Qatar. Dès leur premier événement, la couleur était affichée avec un colloque sur le thème « Le Qatar : tout sur le crime ». Depuis septembre donc, les activités conduites par M. Ali menées au Sénat ou dans de prestigieux hôtels parisiens sont à sens unique avec des invités connus pour leurs critiques acerbes contre la politique de l’émirat gazier. Et tant pis si leurs évènements n’attirent quasiment personne ; il y a quelques semaines, l’opération de propagande du CEMO tenue en marge de la conférence annuelle sur la sécurité à Munich – et dont le but était une nouvelle fois de mettre en lumière l’entière responsabilité de Doha dans le développement des organisations radicales – avait tellement été boudée que Abderrahim Ali a dû payer certaines femmes d’Europe de l’est pour faire semblant d’avoir un public…

Cet engagement de M. Ali, de son CEMO et des nombreuses publications qu’il génère indique une montée en puissance du lobbying des Emirats arabes unis à Paris. Plusieurs indices nous font arriver à cette conclusion. D’abord, il faut dire que les moyens financiers ne manquent pas. En plus d’un site et d’une revue, le CEMO vient d’inaugurer un autre site internet en quatre langues (anglais, arabe, allemand, français) dont la « Une » est encore une fois dominée par des articles sur le péril de la politique qatarie ou la nocivité de l’agenda caché des Frères musulmans. De plus, lors de son dernier événement organisé il y a quelques jours à l’hôtel Napoléon (symboliquement situé juste en face de l’ambassade du Qatar à Paris), l’homme a annoncé qu’il préparait dorénavant une grande activité par mois. Celles-ci seront, comme nombre de leurs précédentes, relayées par les chaînes d’Etat d’Egypte, d’Arabie ou des Emirats.

À ses côtés et comme c’est désormais souvent le cas, on trouve certains influenceurs dont il semble avoir acheté la complaisance. Parmi eux, un certain Ian Hamel, journaliste au Point, dont une bonne part de ses derniers articles sont consacrés à condamner l’islamologue Tariq Ramadan accusé de viols (toujours présenté comme le petit-fils du fondateur des Frères musulmans) ou de cibler les failles de la diplomatie du Qatar. Dans le même temps, Ian Hamel n’hésite pas à épargner les rivaux du Qatar (Abou Dhabi et Manama en tête) dans ses écrits, allant même jusqu’à mener un entretien complaisant avec « l’imam » (et autre agent d'influence émirien) Hassan Chalghoumi depuis le Bahreïn... 

Un argumentaire en trompe l'oeil

Le CEMO n’est pas la seule officine dont la vocation est de vendre la propagande des pays du « Quartet » ayant décidé de mettre le Qatar sous embargo. Près de lui, on trouve le Centre international de géopolitique et de prospective analytique (CIGPA) dirigé par Mezri Haddad, ancien bras droit de Ben Ali à Paris. Moins bruyante que son homologue égyptienne mais tout aussi critique envers Doha, la structure avait elle aussi organisé après l’éclatement de la crise du blocus un colloque réunissant tout ce que Paris comptait d’auteurs, journalistes ou penseurs connus pour leur aversion envers l’émirat gazier. Des éléments qui, comme le rappelait récemment le journal Le Monde, ne laissaient guère de doutes que son financement provenait des Emirats arabes unis. Et preuve s’il en est de la « convergence des luttes » (pour reprendre une expression à la mode), certains intervenants connus pour leurs diatribes contre Doha à l’image de Georges Malbrunot ont déjà participé cette année aux actions du CIGPA et à celles du CEMO…

C’est donc dans ce contexte qu’il faut replacer l’invitation de M. Ali à l’Assemblée nationale. Aux yeux de la présidente du parti frontiste, l’homme présente l’intérêt de venir du monde arabe et peut donc constituer une « caution » utile à son discours alarmiste s’agissant de la menace de l’islamisme radical dont la matrice exclusive serait la confrérie des Frères musulmans. En recyclant les propos de M. Ali dans un endroit éminemment symbolique des institutions françaises, Marine Le Pen offre à son hôte une occasion inespérée de gagner en visibilité et en crédibilité.

Ce stratagème semble en partie avoir été couronné de succès puisqu'une partie des articles rédigés à la suite de l’événement présente M. Ali comme un spécialiste reconnu des mouvements islamistes. Or, l’écoute du contenu de son allocution montrait des failles béantes d’exactitude comme lorsqu’il affirme que des groupes jihadistes auraient obtenu en 2013 la bagatelle de « 600 000 millions de dollars » de fonds (soit 600 milliards de dollars !)… Ou que l’essentiel du budget de Daech provenait directement du Qatar alors que les véritables spécialistes de la région tels l’universitaire Stéphane Lacroix ou le journaliste Wassim Nasr ont plus d’une fois rappelé que l’argent de l’Organisation Etat islamique provenait essentiellement de sources internes (trafic, contrebande, levée de l’impôt révolutionnaire, etc.) que de subsides de l’étranger.

L'axe Tel-Aviv-Abou Dhabi-Le Caire fait les yeux doux au FN

Il est d’ailleurs assez surprenant de voir que rares sont les journalistes à avoir enquêté en amont sur la pensée sulfureuse de M. Ali, notamment à l’égard des juifs. Comme l’a rappelé à juste titre le site du Journal du Dimanche, l’intéressé a par le passé été coupable de propos frôlant le complotisme et l’antisémitisme. Notamment lorsqu’il a fustigé l’importance du « lobby juif d’Europe et des Etats-Unis » dont il semblait voir la main derrière les attentats terroristes frappant l’Occident.

Pour une Marine Le Pen engagée dans un projet de « dédiabolisation » de son image, l’intérêt pour les acteurs du monde arabe qui partagent ses convictions est crucial. Cette proximité lui permet en effet de reprendre l’initiative sur le plan médiatique en adoptant un discours martial sur un créneau (la lutte contre le fondamentalisme et le terrorisme) dont elle sait qu’il reste populaire auprès d’une partie de l’opinion.

Ce n’est d’ailleurs pas nouveau. Dans leur ouvrage d’investigation publié l’an dernier, les journalistes Marine Turchi et Mathias Destale avaient mis en évidence l’accointance idéologique et les propositions financières faites par Abou Dhabi en faveur de la dirigeante frontiste. Apportant nombre d’éléments sur cette alliance incongrue, les auteurs rapportaient que c’est la riche fédération qui avait payé le voyage de Marine Le Pen et son équipe en Egypte au cours duquel elle avait rencontré les plus hauts dignitaires du régime putschiste.

Depuis, le Front National ne tarit pas d’éloges sur la politique poursuivie par l’axe Le Caire-Abou Dhabi-Tel Aviv et fait, nouveau, Marine Le Pen épargne désormais l’Arabie saoudite de ses critiques et ce, alors que Riyad était constamment par le passé dans son collimateur. Dans les retournements d’alliances qui ont cours aujourd’hui au Moyen-Orient, un tel rapprochement entre un parti d’extrême-droite allergique à l'islam et la monarchie wahhabite ne serait guère surprenant.   

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